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Ce ne fut que dans la nuit du samedi au dimanche, après trois jours de pourparlers, que l’orgueil de l’abbé Maslon plia devant la peur du maire qui se changeait en courage. Il fallut écrire une lettre mielleuse à l’abbé Chélan, pour le prier d’assister à la cérémonie de la relique de Bray-le-Haut, si toutefois son grand âge et ses infirmités le lui permettaient. M. Chélan demanda et obtint une lettre d’invitation pour Julien qui devait l’accompagner en qualité de sous-diacre.
Combien de fois, songeant aux bals de Paris abandonnés la veille, et la poitrine appuyée contre ces grands blocs de pierre d’un beau gris tirant sur le bleu, mes regards ont plongé dans la vallée du Doubs ! Au delà, sur la rive gauche, serpentent cinq ou six vallées au fond desquelles l’œil distingue fort bien de petits ruisseaux. Après avoir couru de cascade en cascade on les voit tomber dans le Doubs. Le soleil est fort chaud dans ces montagnes ; lorsqu’il brille d’aplomb, la rêverie du voyageur est abritée sur cette terrasse par de magnifiques platanes. Leur croissance rapide et leur belle verdure tirant sur le bleu, ils la doivent à la terre rapportée, que M. le maire a fait placer derrière son immense mur de soutènement, car, malgré l’opposition du conseil municipal, il a élargi la promenade de plus de six pieds (quoiqu’il soit ultra et moi libéral, je l’en loue), c’est pourquoi dans son opinion et dans celle de M. Valenod, l’heureux directeur du dépôt de mendicité de Verrières, cette terrasse peut soutenir la comparaison avec celle de Saint- Germain-en-Laye.
Julien avait beau se faire petit et sot, il ne pouvait plaire, il était trop différent. Cependant, se disait-il, tous ces professeurs sont gens très fins et choisis entre mille ; comment n’aiment-ils pas mon humilité ? Un seul lui semblait abuser de sa complaisance à tout croire et à sembler dupe de tout. C’était l’abbé Chas-Bernard, directeur des cérémonies de la cathédrale, où, depuis quinze ans, on lui faisait espérer une place de chanoine ; en attendant, il enseignait l’éloquence sacrée au séminaire. Dans le temps de son aveuglement, ce cours était un de ceux où Julien se trouvait le plus habituellement le premier. L’abbé Chas était parti de là pour lui témoigner de l’amitié, et, à la sortie de son cours, il le prenait volontiers sous le bras pour faire quelques tours de jardin.
Fouqué avait eu des projets de mariage, des amours malheureuses ; de longues confidences à ce sujet avaient rempli les conversations des deux amis. Après avoir trouvé le bonheur trop tôt, Fouqué s’était aperçu qu’il n’était pas seul aimé. Tous ces récits avaient étonné Julien ; il avait appris bien des choses nouvelles. Sa vie solitaire toute d’imagination et de méfiance l’avait éloigné de tout ce qui pouvait l’éclairer.
Quoi que vous en puissiez dire, mon cher abbé, répliquait M. de Rênal, je n’exposerai pas l’administration de Verrières à recevoir un affront de M. de La Mole. Vous ne le connaissez pas, il pense bien à la cour ; mais ici, en province, c’est un mauvais plaisant satirique, moqueur, ne cherchant qu’à embarrasser les gens. Il est capable, uniquement pour s’amuser, de nous couvrir de ridicule aux yeux des libéraux.
Sa Majesté descendit à la belle église neuve qui ce jour-là était parée de tous ses rideaux cramoisis. Le roi devait dîner, et aussitôt après remonter en voiture pour aller vénérer la célèbre relique de saint Clément. À peine le roi fut-il à l’église, que Julien galopa vers la maison de M. de Rênal. Là, il quitta en soupirant son bel habit bleu de ciel, son sabre, ses épaulettes, pour reprendre le petit habit noir râpé. Il remonta à cheval, et en quelques instants fut à Bray-le-Haut qui occupe le sommet d’une fort belle colline. L’enthousiasme multiplie ces paysans, pensa Julien. On ne peut se remuer à Verrières, et en voici plus de dix mille autour de cette antique abbaye. À moitié ruinée par le vandalisme révolutionnaire, elle avait été magnifiquement rétablie depuis la
Il se trouvait tout aristocrate en ce moment, lui qui pendant longtemps avait été tellement choqué du sourire dédaigneux et de la supériorité hautaine qu’il découvrait au fond de toutes les politesses qu’on lui adressait chez M. de Rênal. Il ne put s’empêcher de sentir l’extrême différence. Oublions même, se disait-il en s’en allant, qu’il s’agit d’argent volé aux pauvres détenus, et encore qu’on empêche de chanter! Jamais M. de Rênal s’avisa-t-il de dire à ses hôtes le prix de chaque bouteille de vin qu’il leur présente ? Et ce M. Valenod, dans l’énumération de ses propriétés, qui revient sans cesse, il ne peut parler de sa maison, de son domaine, etc., si sa femme est présente, sans dire ta maison, ton domaine.
Il vit de loin la croix de fer doré sur la porte ; il approcha lentement ; ses jambes semblaient se dérober sous lui. Voilà donc cet enfer sur la terre, dont je ne pourrai sortir! Enfin il se décida à sonner. Le bruit de la cloche retentit comme dans un lieu solitaire. Au bout de dix minutes, un homme pâle, vêtu de noir, vint lui ouvrir. Julien le regarda et aussitôt baissa les yeux. Ce portier avait une physionomie singulière. La pupille saillante et verte de ses yeux s’arrondissait comme celle d’un chat ; les contours immobiles de ses paupières annonçaient l’impossibilité de toute sympathie ; ses lèvres minces se développaient en demi-cercle sur des dents qui avançaient. Cependant cette physionomie ne montrait pas le crime, mais plutôt cette insensibilité parfaite qui inspire bien plus de terreur à la jeunesse. Le seul sentiment que le regard rapide de Julien put deviner sur cette longue figure dévote fut un mépris profond pour tout ce dont on voudrait lui parler, et qui ne serait pas l’intérêt du ciel.
M. Chélan avait refusé les logements que les libéraux les plus considérés du pays lui avaient offerts à l’envi, lorsque sa destitution le chassa du presbytère. Les deux chambres qu’il avait louées étaient encombrées par ses livres. Julien, voulant montrer à Verrières ce que c’était qu’un prêtre, alla prendre chez son père une douzaine de planches de sapin, qu’il porta lui-même sur le dos tout le long de la grande rue. Il emprunta des outils à un ancien camarade, et eut bientôt bâti une sorte de bibliothèque dans laquelle il rangea les livres de M. Chélan.
Il n’y a qu’un sot, se dit-il, qui soit en colère contre les autres : une pierre tombe parce qu’elle est pesante. Serai-je toujours un enfant ? quand donc aurai-je contracté la bonne habitude de donner de mon âme à ces gens-là juste pour leur argent ? Si je veux être estimé et d’eux et de moi-même, il faut leur montrer que c’est ma pauvreté qui est en commerce avec leur richesse, mais que mon cœur est à mille lieues de leur insolence, et placé dans une sphère trop haute pour être atteint par leurs petites marques de dédain ou de faveur.
Dès le matin du dimanche, des milliers de paysans, arrivant des montagnes voisines, inondèrent les rues de Verrières. Il faisait le plus beau soleil. Enfin, vers les trois heures, toute cette foule fut agitée, on apercevait un grand feu sur un rocher à deux lieues de Verrières. Ce signal annonçait que le roi venait d’entrer sur le territoire du département. Aussitôt le son de toutes les cloches et les décharges répétées d’un vieux canon espagnol appartenant à la ville marquèrent sa joie de ce grand événement. La moitié de la population monta sur les toits. Toutes les femmes étaient aux balcons. La garde d’honneur se mit en mouvement. On admirait les brillants uniformes, chacun reconnaissait un parent, un ami. On se moquait de la peur de M. de Moirod, dont à chaque instant la main prudente était prête à saisir l’arçon de sa selle. Mais une remarque fit oublier toutes les autres : le premier cavalier de la neuvième file était un fort joli garçon, très mince, que d’abord on ne reconnut pas. Bientôt un cri d’indignation chez les uns, chez d’autres le silence de l’étonnement annoncèrent une sensation générale. On reconnaissait dans ce jeune homme, montant un des chevaux normands de M. Valenod, le petit Sorel, fils du charpentier. Il n’y eut qu’un cri contre le maire, surtout parmi les libéraux. Quoi, parce que ce petit ouvrier déguisé en abbé était précepteur de ses marmots, il avait l’audace de le nommer garde d’honneur, au préjudice de MM. tels et tels, riches fabricants ! Ces messieurs, disait une dame banquière, devraient bien faire une avanie à ce petit insolent, né dans la crotte. – Il est sournois et porte un sabre, répondait le voisin, il serait assez traître pour leur couper la figure.
et de la noblesse de leurs petites façons ; il avait besoin de laver son imagination de toutes les façons d’agir vulgaires, de toutes les pensées désagréables au milieu desquelles il respirait à Verrières. C’était toujours la crainte de manquer, c’étaient toujours le luxe et la misère se prenant aux cheveux. Les gens chez qui il dînait, à propos de leur rôti, faisaient des confidences humiliantes pour eux, et nauséabondes pour qui les entendait.
La détermination subite qu’il venait de prendre forma une distraction agréable. Il se disait : il faut que j’aie une de ces deux femmes ; il s’aperçut qu’il aurait beaucoup mieux aimé faire la cour à Mme Derville ; ce n’est pas qu’elle fût plus agréable, mais toujours elle l’avait vu précepteur honoré pour sa science, et non pas ouvrier charpentier, avec une veste de ratine pliée sous le bras, comme il était apparu à Mme de Rênal.
Une personne était plus heureuse que lui. D’abord elle l’avait vu passer d’une des croisées de l’hôtel de ville ; montant ensuite en calèche et faisant rapidement un grand détour, elle arriva à temps pour frémir quand son cheval l’emporta hors du rang. Enfin, sa calèche sortant au grand galop, par une autre porte de la ville, elle parvint à rejoindre la route par où le roi devait passer, et put suivre la garde d’honneur à vingt pas de distance, au milieu d’une noble poussière. Dix mille paysans crièrent : Vive le roi, quand le maire eut l’honneur de haranguer Sa Majesté. Une heure après, lorsque, tous les discours écoutés, le roi allait entrer dans la ville, la petite pièce de canon se remit à tirer à coups précipités. Mais un accident s’ensuivit, non pour les canonniers qui avaient fait leurs preuves à Leipsick et à Montmirail, mais pour le futur premier adjoint, M. de Moirod. Son cheval le déposa mollement dans l’unique bourbier qui fût sur la grande route, ce qui fit esclandre, parce qu’il fallut le tirer de là pour que la voiture du roi pût passer.
Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à Mme de Rênal quelque affaire qui l’obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin ! La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée ; bientôt la voix de Mme de Rênal devint tremblante aussi, mais Julien ne s’en aperçut point. L’affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible pour qu’il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l’horloge du château, sans qu’il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit : Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle.
Julien releva les yeux avec effort, et d’une voix que le battement de cœur rendait tremblante, il expliqua qu’il désirait parler à M. Pirard, le directeur du séminaire. Sans dire une parole, l’homme noir lui fit signe de le suivre. Ils montèrent deux étages par un large escalier à rampe de bois, dont les marches déjetées penchaient tout à fait du côté opposé au mur, et semblaient prêtes à tomber. Une petite porte, surmontée d’une grande croix de cimetière en bois blanc peint en noir, fut ouverte avec difficulté, et le portier le fit entrer dans une chambre sombre et basse, dont les murs blanchis à la chaux étaient garnis de deux grands tableaux noircis par le temps. Là, Julien fut laissé seul ; il était atterré, son cœur battait violemment ; il eût été heureux d’oser pleurer. Un silence de mort régnait dans toute la maison.
Quand Julien aperçut les ruines pittoresques de l’ancienne église de Vergy, il remarqua que depuis l’avant-veille il n’avait pas pensé une seule fois à Mme de Rênal. L’autre jour en partant, cette femme m’a rappelé la distance infinie qui nous sépare, elle m’a traité comme le fils d’un ouvrier. Sans doute elle a voulu me marquer son repentir de m’avoir laissé sa main la veille... Elle est pourtant bien jolie, cette main ! quel charme ! quelle noblesse dans les regards de cette femme !
Julien réussissait peu dans ses essais d’hypocrisie de gestes ; il tomba dans des moments de dégoût et même de découragement complet. Il n’avait pas de succès, et encore dans une vilaine carrière. Le moindre secours extérieur eût suffi pour lui remettre le cœur, la difficulté à vaincre n’était pas bien grande ; mais il était seul comme une barque abandonnée au milieu de l’océan. Et quand je réussirais, se disait-il, avoir toute une vie à passer en si mauvaise compagnie! Des gloutons qui ne songent qu’à l’omelette au lard qu’ils dévoreront au dîner, ou des abbés Castanède, pour qui aucun crime n’est trop noir! Ils parviendront au pouvoir ; mais à quel prix, grand Dieu!
Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d’une façon singulière. La nuit vint. Il observa, avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu’elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent très chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu’elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes délicates, semble augmenter le plaisir d’aimer.
En poursuivant la revue de sa position, Julien vit qu’il ne fallait pas songer à la conquête de Mme Derville, qui s’apercevait probablement du goût que Mme de Rênal montrait pour lui. Forcé de revenir à celle-ci : Que connais-je du caractère de cette femme ? se dit Julien. Seulement ceci : avant mon voyage, je lui prenais la main, elle la retirait ; aujourd’hui je retire ma main, elle la saisit et la serre. Belle occasion de lui rendre tous les mépris qu’elle a eus pour moi. Dieu sait combien elle a eu d’amants ! elle ne se décide peut-être en ma faveur qu’à cause de la facilité des entrevues.
À peine entre-t-on dans la ville que l’on est étourdi par le fracas d’une machine bruyante et terrible en apparence. Vingt marteaux pesants, et retombant avec un bruit qui fait trembler le pavé, sont élevés par une roue que l’eau du torrent fait mouvoir. Chacun de ces marteaux fabrique, chaque jour, je ne sais combien de milliers de clous. Ce sont de jeunes filles fraîches et jolies qui présentent aux coups de ces marteaux énormes les petits morceaux de fer qui sont rapidement transformés en clous. Ce travail, si rude en apparence, est un de ceux qui étonnent le plus le voyageur qui pénètre pour la première fois dans les montagnes qui séparent la France de l’Helvétie. Si, en entrant à Verrières, le voyageur demande à qui appartient cette belle fabrique de clous qui assourdit les gens qui montent la grande rue, on lui répond avec un accent traînard : Eh ! elle est à M. le maire.
Pendant que ces sentiments se pressaient en foule dans l’âme du jeune précepteur, sa physionomie mobile prenait l’expression de l’orgueil souffrant et de la férocité. Mme de Rênal en fut toute troublée. La froideur vertueuse qu’elle avait voulu donner à son accueil fit place à l’expression de l’intérêt, et d’un intérêt animé par toute la surprise du changement subit qu’elle venait de voir. Les paroles vaines que l’on s’adresse le matin sur la santé, sur la beauté de la journée, tarirent à la fois chez tous les deux. Julien, dont le jugement n’était troublé par aucune passion, trouva bien vite un moyen de marquer à Mme de Rênal combien peu il se croyait avec elle dans des rapports d’amitié ; il ne lui dit rien du petit voyage qu’il allait entreprendre, la salua et partit.
Quoi ! j’aimerais, se disait-elle, j’aurais de l’amour ! Moi, femme mariée, je serais amoureuse ! mais, se disait-elle, je n’ai jamais éprouvé pour mon mari cette sombre folie, qui fait que je ne puis détacher ma pensée de Julien. Au fond ce n’est qu’un enfant plein de respect pour moi ! Cette folie sera passagère. Qu’importe à mon mari les sentiments que je puis avoir pour ce jeune homme ! M. de Rênal serait ennuyé des conversations que j’ai avec Julien, sur des choses d’imagination. Lui, il pense à ses affaires. Je ne lui enlève rien pour le donner à Julien.
Julien fut maussade toute la soirée ; jusqu’ici il n’avait été en colère qu’avec le hasard et la société ; depuis que Fouqué lui avait offert un moyen ignoble d’arriver à l’aisance, il avait de l’humeur contre lui-même. Tout à ses pensées, quoique de temps en temps il dît quelques mots à ces dames, Julien finit, sans s’en apercevoir, par abandonner la main de Mme de Rênal. Cette action bouleversa l’âme de cette pauvre femme ; elle y vit la manifestation de son sort.
Ils ont faim peut-être en ce moment, se dit-il à lui-même ; sa gorge se serra, il lui fut impossible de manger et presque de parler. Ce fut bien pis un quart d’heure après ; on entendait de loin en loin quelques accents d’une chanson populaire, et, il faut l’avouer, un peu ignoble, que chantait l’un des reclus. M. Valenod regarda un de ses gens en grande livrée, qui disparut, et bientôt on n’entendit plus chanter. Dans ce moment, un valet offrait à Julien du vin du Rhin, dans un verre vert, et Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin coûtait neuf francs la bouteille pris sur place.
Julien pour effacer tous ses torts ? Elle fut effrayée ; ce fut alors qu’elle lui ôta sa main. Les baisers remplis de passion, et tels que jamais elle n’en avait reçus de pareils, lui firent tout à coup oublier que peut-être il aimait une autre femme. Bientôt il ne fut plus coupable à ses yeux. La cessation de la douleur poignante, fille du soupçon, la présence d’un bonheur que jamais elle n’avait même rêvé, lui donnèrent des transports d’amour et de folle gaieté. Cette soirée fut charmante pour tout le monde, excepté pour le maire de Verrières, qui ne pouvait oublier ses industriels enrichis. Julien ne pensait plus à sa noire ambition, ni à ses projets si difficiles à exécuter. Pour la première fois de sa vie, il était entraîné par le pouvoir de la beauté. Perdu dans une rêverie vague et douce, si étrangère à son caractère, pressant doucement cette main qui lui plaisait comme parfaitement jolie, il écoutait à demi le mouvement des feuilles du tilleul agitées
Cette demande frappa le maire. Puisque Sorel n’est pas ravi et comblé de ma proposition, comme naturellement il devrait l’être, il est clair, se dit-il, qu’on lui a fait des offres d’un autre côté ; et de qui peuvent-elles venir, si ce n’est du Valenod ? Ce fut en vain que M. de Rênal pressa Sorel de conclure sur-le-champ : l’astuce du vieux paysan s’y refusa opiniâtrement ; il voulait, disait-il, consulter son fils, comme si, en province, un père riche consultait un fils qui n’a rien, autrement que pour la forme.
M. de Rênal parlait politique avec colère : deux ou trois industriels de Verrières devenaient décidément plus riches que lui, et voulaient le contrarier dans les élections. Mme Derville l’écoutait, Julien irrité de ces discours approcha sa chaise de celle de Mme de Rênal. L’obscurité cachait tous les mouvements. Il osa placer sa main très près du joli bras que la robe laissait à découvert. Il fut troublé, sa pensée ne fut plus à lui, il approcha sa joue de ce joli bras, il osa y appliquer ses lèvres.
Il est vrai que cet arrangement a été critiqué par les bonnes têtes de l’endroit. Une fois, c’était un jour de dimanche, il y a quatre ans de cela, M. de Rênal, revenant de l’église en costume de maire, vit de loin le vieux Sorel, entouré de ses trois fils, sourire en le regardant. Ce sourire a porté un jour fatal dans l’âme de M. le maire, il pense depuis lors qu’il eût pu obtenir l’échange à meilleur marché.
Sans qu’elle daignât le dire à personne, un accès de fièvre d’un de ses fils la mettait presque dans le même état que si l’enfant eût été mort. Un éclat de rire grossier, un haussement d’épaules, accompagné de quelque maxime triviale sur la folie des femmes, avaient constamment accueilli les confidences de ce genre de chagrins, que le besoin d’épanchement l’avait portée à faire à son mari, dans les premières années de leur mariage. Ces sortes de plaisanteries, quand surtout elles portaient sur les maladies de ses enfants, retournaient le poignard dans le cœur de Mme de Rênal. Voilà ce qu’elle trouva au lieu des flatteries empressées et mielleuses du couvent jésuitique où elle avait passé sa jeunesse. Son éducation fut faite par la douleur. Trop fière pour parler de ce genre de chagrins, même à son amie Mme Derville, elle se figura que tous les hommes étaient comme son mari, M. Valenod et le sous-préfet Charcot de Maugiron. La grossièreté, et la plus brutale insensibilité à tout ce qui n’était pas intérêt d’argent, de préséance ou de croix ; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les contrariait, lui parurent des choses naturelles à ce sexe, comme porter des bottes et un chapeau de feutre.
Où veut-il en venir, se disait Julien ? Il voyait avec étonnement que, pendant des heures entières, l’abbé Chas lui parlait des ornements possédés par la cathédrale. Elle avait dix-sept chasubles galonnées, outre les ornements de deuil. On espérait beaucoup de la vieille présidente de Rubempré ; cette dame, âgée de quatre-vingt-dix ans, conservait, depuis soixante-dix au moins, ses robes de noce en superbes étoffes de Lyon, brochées d’or. Figurez-vous, mon ami, disait l’abbé Chas en s’arrêtant tout court et ouvrant de grands yeux, que ces étoffes se tiennent droites tant il y a d’or. On croit généralement dans Besançon que, par le testament de la présidente, le trésor de la cathédrale sera augmenté de plus de dix chasubles, sans compter quatre ou cinq chapes pour les grandes fêtes. Je vais plus loin, ajoutait l’abbé Chas en baissant la voix, j’ai des raisons pour penser que la présidente nous laissera huit magnifiques flambeaux d’argent doré, que l’on suppose avoir été achetés en Italie, par le duc de Bourgogne Charles le Téméraire, dont un de ses ancêtres fut le ministre favori.
Quand l’affreuse idée d’adultère et de toute l’ignominie que, dans son opinion, ce crime entraîne à sa suite lui laissait quelque repos, et qu’elle venait à songer à la douceur de vivre avec Julien innocemment, et comme par le passé, elle se trouvait jetée dans l’idée horrible que Julien aimait une autre femme. Elle voyait encore sa pâleur quand il avait craint de perdre son portrait, ou de la compromettre en le laissant voir. Pour la première fois, elle avait surpris la crainte sur cette physionomie si tranquille et si noble. Jamais il ne s’était montré ému ainsi pour elle ou pour ses enfants. Ce surcroît de douleur arriva à toute l’intensité de malheur qu’il est donné à l’âme humaine de pouvoir supporter. Sans s’en douter, Mme de Rênal jeta des cris qui réveillèrent sa femme de chambre. Tout à coup elle vit paraître auprès de son lit la clarté d’une lumière et reconnut Élisa.
on acquiert de droits aux respects de ses voisins. Les jardins de M. de Rênal, remplis de murs, sont encore admirés parce qu’il a acheté, au poids de l’or, certains petits morceaux de terrain qu’ils occupent. Par exemple, cette scie à bois, dont la position singulière sur la rive du Doubs vous a frappé en entrant à Verrières, et où vous avez remarqué le nom de Sorel, écrit en caractères gigantesques sur une planche qui domine le toit, elle occupait, il y a six ans, l’espace sur lequel on élève en ce moment le mur de la quatrième terrasse des jardins de M. de Rênal.
À sept heures, Mme de Rênal arriva de Vergy avec Julien et les enfants. Elle trouva son salon rempli de dames libérales qui prêchaient l’union des partis, et venaient la supplier d’engager son mari à accorder une place aux leurs dans la garde d’honneur. L’une d’elles prétendait que si son mari n’était pas élu, de chagrin il ferait banqueroute. Mme de Rênal renvoya bien vite tout ce monde. Elle paraissait fort occupée.
Son âme fut inondée de bonheur, non qu’il aimât Mme de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser. Pour que Mme Derville ne s’aperçût de rien, il se crut obligé de parler ; sa voix alors était éclatante et forte. Celle de Mme de Rênal, au contraire, trahissait tant d’émotion, que son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger : si Mme de Rênal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse où j’ai passé la journée. J’ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m’est acquis.
Elle l’était davantage, un de ses grands désirs, qu’elle n’avait jamais avoué à Julien de peur de le choquer, était de le voir quitter, ne fût-ce que pour un jour, son triste habit noir. Avec une adresse vraiment admirable chez une femme si naturelle, elle obtint d’abord de M. de Moirod, et ensuite de M. le sous-préfet de Maugiron, que Julien serait nommé garde d’honneur de préférence à cinq ou six jeunes gens, fils de fabricants fort aisés, et dont deux au moins étaient d’une exemplaire piété. M. Valenod, qui comptait prêter sa calèche aux plus jolies femmes de la ville et faire admirer ses beaux normands, consentit à donner un de ses chevaux à Julien, l’être qu’il haïssait le plus. Mais tous les gardes d’honneur avaient à eux ou d’emprunt quelqu’un de ces beaux habits bleu de ciel avec deux épaulettes de colonel en argent, qui avaient brillé sept ans auparavant. Mme de Rênal voulait un habit neuf, et il ne lui restait que quatre jours pour envoyer à Besançon, et en faire revenir l’habit d’uniforme, les armes, le chapeau, etc., tout ce qui fait un garde d’honneur. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’elle trouvait imprudent de faire faire l’habit de Julien à Verrières. Elle voulait le surprendre, lui et la ville.
Mme de Rênal frémit. Son mari était à quatre pas, elle se hâta de donner sa main à Julien, et en même temps de le repousser un peu. Comme M. de Rênal continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui s’enrichissent, Julien couvrait la main qu’on lui avait laissée de baisers passionnés ou du moins qui semblaient tels à Mme de Rênal. Cependant la pauvre femme avait eu la preuve, dans cette journée fatale, que l’homme qu’elle adorait sans se l’avouer aimait ailleurs ! Pendant toute l’absence de Julien, elle avait été en proie à un malheur extrême, qui l’avait fait réfléchir.
Par bonheur, personne ne remarqua son attendrissement de mauvais ton. Le percepteur des contributions avait entonné une chanson royaliste. Pendant le tapage du refrain, chanté en chœur : Voilà donc, se disait la conscience de Julien, la sale fortune à laquelle tu parviendras, et tu n’en jouiras qu’à cette condition et en pareille compagnie! Tu auras peut-être une place de vingt mille francs, mais il faudra que, pendant que tu te gorges de viandes, tu empêches de chanter le pauvre prisonnier ; tu donneras à dîner avec l’argent que tu auras volé sur sa misérable pitance, et pendant ton dîner il sera encore plus malheureux! – O Napoléon! qu’il était doux de ton temps de monter à la fortune par les dangers d’une bataille ; mais augmenter lâchement la douleur du misérable!
Le percepteur des contributions, l’homme des impositions indirectes, l’officier de gendarmerie et deux ou trois autres fonctionnaires publics arrivèrent avec leurs femmes. Ils furent suivis de quelques libéraux riches. On annonça le dîner. Julien, déjà fort mal disposé, vint à penser que, de l’autre côté du mur de la salle à manger, se trouvaient de pauvres détenus, sur la portion de viande desquels on avait peut-être grivelé pour acheter tout ce luxe de mauvais goût dont on voulait l’étourdir.
En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèces de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin, qu’ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils n’entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu’il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l’aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l’une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme Julien lisait. Rien n’était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire lui-même.